Cote conservation : F/17/17255 / Document original conservé aux Archives Nationales, Paris.
Monsieur le Ministre :
Le rapport que j’ai l’honneur de vous adresser résume et complète les comptes-rendus partiels adressés au cours de la campagne. Je ne crois pas avoir à revenir sur les difficultés d’ordre matériel ou moral éprouvées du fait des ouvriers ou des chefs de tribus, ne retenant à ce sujet que la sécurité relative qui nous a été garantie par Cheikh Ghazal gouverneur de Mohammerah ; son envoyé spécial a habité le Château, à la charge de la mission pendant notre séjour.
Les travaux commencés le 5 Janvier ont été arrêtés le 26 Mars.
Sous la pression des demandes multiples d'embauchage, j'ai dû élever graduellement le chiffre de nos ouvriers jusqu'à près de 1300 pour les éliminer ensuite sous des prétextes variés. Le nombre des chantiers se justifiait par les nombreuses recherches faites sur la Ville Royale et l'enlèvement des terrains de recouvrement sur l'Apadana et au Nord Ouest de la Ville Royale. Lorsque j'en suis venu à l'attaque de couches plus intéressantes en ce dernier point j'ai congédié la plupart des chefs de chantier pour ne garder que les plus adroits et les plus fidèles et rendre possible une exacte surveillance.
Les Travaux ont porté (
Plan
) :
En bordure Sud Ouest ; fournissant des tablettes protoélamites et empreintes sur terre crue ; petits vases et figurines (p. 2) en albâtre, cylindres et perles cachets, outils de bronze, carreau de terre cuite décoré au trait et percé de 6 trous, comme un couvercle de puisard.
A l'Est ; en surface, au dessous des fondations du temple de Nin Har Sâg ; ces travaux, l'an dernier, avaient mis au jour une belle collection de cylindres-cachets archaïques ; nous avons trouvé cette campagne quelques tablettes de terre crue, un cylindre en lapis-lazuli, une petite statuette de patesi en gypse, des vases peints de la II° période et de curieux fragments de ces vases ; sur l'un, personnage tenant un trident, sur un autre, aigle éployé ; deux vases en bitume taillé montrant des bas-reliefs ; d'une part, aigle éployé et couples d'oiseaux affrontés, de l'autre poissons et torsades ; un lot d'objets de bronze ; comprenant houe, aiguille, burins, clous, disque et miroir ; enfin deux fragments de statuettes élamites en calcaire blanc, fragment de robe et les deux pieds.
Au Nord ; les travaux gênés par la présence du campement d'Ali Mardou, au pied du tell ne sont pas arrivés à rejoindre une région qui avait donné l'an dernier ; ils ont cependant fourni des vases peints, des amulettes, des masses d'armes et des inscriptions sur fragments d'albâtre.
Le déblaiement du puits commencé l'an dernier, a été poursuivi jusqu'à 20M. de profondeur sans rencontrer de débris anciens ; il a été abandonné. Le revêtement du puits comprenait des briques inscrites au nom de Doungi et des fragments d'une inscription nouvelle d'un patesi qui reste inconnu : aux abords du puits, empreintes sur terre crue et fragments de tablettes.
Cinq à sept chantiers ont travaillé en permanence ; le déblaiement de la partie Ouest a été terminé, mettant au jour les restes d'un troisième parvis et de vestibules dallés de briques. (p. 3) Ayant remarqué que ces dalles reposaient sur une couche de gravier de 0,60 d'épaisseur, j'ai fait un sondage en profondeur qui a retrouvé le gravier compact à 3M. au dessous du niveau du palais. Dans les terres, ont été trouvés des fragments de briques émaillés, des figurines, des fragments de tablettes en terre crue, des sépultures dans de grands vases cylindriques ; la partie Orientale du palais a donc été très remaniée après Darius.
Les tranchées du Nord Ouest ayant à enlever de plus grandes épaisseurs de terrain, ont peu progressé, cependant il a été relevé une porte marquée par ses fondations de pierre.
Ces travaux ont fourni des fragments de stèles achéménides et de bases de colonnes inscrites, des briques émaillées appartenant à divers motifs, des vases de terre cuite, des lampes de bronze, des bouteilles de verre, des figurines.
Au Sud-Sud-Ouest, la tranchée de 200M. faite en 1895 par Monsieur de Morgan, a été reprise, élargie à quinze mètres, approfondie à cinq dans son tiers Ouest ; il a été de plus tracé trois tranchées perpendiculaires à des niveaux variables pour préparer une exploitation rationnelle.
Ces travaux ont montré une coupe analogue à celle de l'Acropole, le niveau Elamite étant à 8M. de profondeur il faut compter maintenant sur le hasard pour trouver des documents importants.
En bordure nous avons trouvé des tombes parthes dont l'une comprenait 10 vases à fond conique fermé par des coupes renversées ne contenant plus que des cendres et quelques squelettes d'enfants.
Ont été recueillis : une tablette en terre crue inscrite, une épingle fibule élamite en or, des vases en faïence arabe, des bouteilles de verre, des figurines de terre cuite, (p. 4) une belle lampe en bronze dont la coupe porte six becs.
Au Centre de la Ville Royale : une tranchée commencée l'an dernier dans une sorte d'éboulis de tasseaux et fragments de briques, a donné des fragments de faïence arabe.
En bordure Ouest, une tranchée a donné un fragment de Koudourrou, des briques émaillées. Une autre un peu plus au Nord a fourni des vases arabes en faïence, des figurines de terre cuite, dont un moule complet d'Ishtar tenant ses seins.
Au Nord de la Ville Royale : une tranchée pénétrant peu à peu au coeur du Tell, a rencontré des tombes élamites à mobilier de vases de terre cuite, et de grès cérame, des anneaux de bronze ; ce niveau est à cinq mètres de la surface. La tranchée est à son extrémité de 11 mètres de profondeur.
À l'Ouest de celle-ci, s'ouvre la fouille qui l'année précédente nous avait fait espérer beaucoup (
Pl.I
) . C'est en ce point que porta notre effort principal ; les résultats en furent longs à paraître par suite des importants travaux de préparations nécessaires : enlèvement de sept à huit mètre de terrain stérile, galeries de roulage très longues qui devaient traverser en dehors du chantier, trois mètres de terre pilée, un radier de gravier, dix mètres de muraille d'enceinte achéménide, et une trentaine de mètres dans les déblais antérieurs. Ce n'est qu'à la fin de Février que nos chantiers ont pu produire leur effet utile et que le travail de terrassement s'est changé en une fouille passionnante.
Le chantier aboutit à l'angle Nord-Est de la grande terrasse du palais de Darius ; le gravier mis au jour a 7,50 M. d'épaisseur à cet endroit et j'ai pu constater qu'il repose sur des couches élamites en place ; la terrasse est donc artificiellement établie et ce travail vraiment colossal a dû demander des milliers d'ouvriers.
La profondeur de la fouille est actuellement de 14M (p. 5) divisés en quatre étages, deux de cinq mètres et les deux inférieurs de deux mètres.
Nous avons exploité là une butte artificielle dont le sommet atteignait presque le niveau du palais et dont les dimensions à 4.50 M de profondeur sont de 70M sur 30M. Elle est constituée par un amas de tombes, qui d'après les documents inscrits sont de la fin de la période des Sargonides, entre le 8ème et le 7ème siècle avant notre ère.
Les tombes sont en général prises dans la terre pilée, les ossements écrasés sont très incomplets ; parfois le crâne est seul dans un fond de vase, mais toujours trop altéré pour la conservation. Le mobilier est généralement de la poterie en terre cuite assez grossière ; parfois de grands vases en grès cérame, très minces et très fragiles, accompagnés de bracelets et d'anneaux de bronze, de perles de cornaline ou de pâte, de tablettes en terre crue d'inscription anzanite, dites "de contrats".
En profondeur, dans la partie Nord, on trouve de plus de grands vases, ayant servi de tombeaux, renfermant avec les débris d'ossements quelques petits vases, puis un tombeau rectangulaire dont les parois étaient des briques posées à champ et recouvert d'une voûte en terre grossièrement cuite. Il contenait trois vases assez hauts et les restes de trois individus. Un peu plus bas nous avons déblayé quatre tombeaux voûtés ; l'un d'eux mesurait extérieurement 2.25 sur 2M10 avec une hauteur de deux mètres ; il renfermait deux individus ; les autres avaient 1.50 de long sur 1M de largeur ; ils sont construits de carreaux de briques et de demi-briques ; la voûte aux lits obliques repose sur des pieds droits entre les murs des petits côtés ; l'un de ceux-ci comporte une entrée de 0,40 de largeur, fermée d'une brique à champ. Les orientations sont variables. Le fond du tombeau (p. 6) est dallé. 30 à 40 centimètres de terre introduite par les infiltrations d'eau, le recouvraient ; les os pris dans cette masse durcie étaient trop friables pour être dégagés intacts ; le squelette repose au fond de la tombe du côté opposé à l'entrée, replié sur lui-même, occupant trop peu d'espace pour ne pas faire croire à un ligotage préalable ; près des squelettes, on a retrouvé quelques anneaux et bagues de bronze ; près de l'entrée et contre les parois sont des vases de terre cuite, d'une forme spéciale, parfois avec une marque gravée en croix oblique, deux ou trois avec des traces de peinture. Trois de ces tombeaux étaient suivis d'une petite case construite en briques, renfermant des vases en terre crue, en terre cuite, des ossements d'animaux ; l'une d'elles renfermait encore une empreinte de cachet sur terre crue montrant personnages et inscriptions, et 8 tablettes en terre crue en forme de "saucissons" ; elles portent des inscriptions sémitiques, mais dialectales et le père Scheil qui s'est aussitôt mis à leur transcription y a reconnu des invocations funéraires, presque les premiers spécimens de ce genre dans la littérature cunéiforme.
Nous avons recueilli en dehors des tombes un beau poids en bitume taillé en forme de canard, une masse d'armes, des figurines de terre cuite.
Le dernier étage exploré le fut par une tranchée de 32M de longueur sur 3,50 de largeur, sauf dans le premier tiers où la largeur est de 5,50. Nous avons déblayé là trois tombeaux construits dont l'un très éboulé ; l'appareil en est plus soigné que dans les tombes supérieures ; les voûtes faites de briques moulées en voussoirs, partent du dallage sans pieds droit. Dimensions : 1.35 à 1.20 M de longueur sur 1.10 1.20 de largeur. 0;90 M de hauteur : le squelette est toujours replié au fond de la tombe, l'un d'eux avait le crâne recouvert (p. 7) des restes d'une calotte en argent très oxydée tenue avec des agrafes de bronze ; près de l'entrée : dans un cas, 9 vases dont l'un à traces de peinture ; dans un autre, une assez grande gourde en terre rouge enduite intérieurement de bitume et décorée extérieurement de cercles concentriques, un petit vase de bitume.
À ce niveau, nous avons recueilli en dehors des tombes, des haches et des instruments en pierre polie, un moule de fondeur en bronze à deux parties, un petit poids en pierre à forme de canard.
Dans la partie sud de la fouille les résultats sont un peu différents, nous trouvons moins de tombes à mobilier de vases en terre cuite ; la plupart comportent des vases en grès cérame, généralement petites bouteilles à fond plat ou conique, à décors polychromes, triangles, cercles concentriques, représentations florales entre des torsades ; parfois vases cylindriques en grès cérame, et vases en bronze mais très oxydés, nous n'avons pu rapporter qu'un plateau de bronze intact ; deux tombeaux étaient construits en briques de terre crue ; dans l'un d'eux nous avons constaté les restes de neuf crânes ; il renfermait une douzaine de vases en grès cérame, un grand vase de terre cuite ; nous avons recueilli dans les terres d'assez nombreux bijoux : perles de pâte avec monture en or, perle de cornaline, agate et lapis-lazuli, petites perles cylindriques en or guilloché, pendant d'oreille en or formé de petites boules accolées, petites plaquettes à bossettes en or et argent. Un autre tombeau renfermait trois petites bouteilles en verre à fond conique, à pâte polychrome, art phénicien. Nous avons encore recueilli quelques colliers de perles et coquilles, des peignes de bronze et, de bronze et argent, des pendants d'oreille en argent ; une épingle dont la tête de bitume et garnie d'une feuille d'or, une perle d'un collier est un petit cachet très fin de style assyrien. Nous (p.8) avons également recueilli des tablettes en terre crue anzanites.
Une fouille faite au-dessus du niveau du palais de Darius, au Sud de la tranchée, nous a donné quelques carreaux de briques émaillées dont deux sur leur grande face ; l'un porte des décors géométriques ; l'autre montre deux têtes de lion, d'harmonie verte et blanche sur un fond jaune d'or, avec une bordure de palmettes et fleurs de lotus entre des bandes géométriques.
Nous avons recueilli quelques briques du motif : monstre à tête humaine découvert l'année dernière et il s'en faut de peu que la reconstitution soit possible.
J’ai rapporté 19 caisses d’antiquités, me bornant au résultat des fouilles de cette année ; j’ai du limiter mes envois, faute de bête de somme, le pont de Dizfoul a été emporté au commencement de mars par une crue, et Fazel Khan, le chef Segvend qui nous avait pillé l’an dernier est rentré en scène après un exil de six mois ; enfin j’avais atteint la limite de mes crédits pour fouiller le plus possible la nécropole.
Ces caisses se décomposent ainsi :
1- | Fragments d’inscriptions et monuments de pierre |
3- | Briques émaillées achéménides |
6- | Briques inscrites élamites |
5- | Briques à relief du nouveau motif |
3- | Vases et petits objets- bronzes |
1- | Tablettes et empreintes. |
Conclusions-
Les Fouilles de Suse ont donné cette année des résultats nouveaux et des espérances nouvelles.
Les élamites se font enterrer à Suse même ; après les tombes énéolithiques, nous avons retrouvé les plus récentes de leur histoire ; en profondeur au même lieu de fouille, nous devons retrouver les tombes intermédiaires ; la présence des monuments construits et inviolés nous fait espérer la découverte de tombes de grands personnages à mobilier complet ; les vases mis au jour nous permettent de faire l’étude de la poterie, de suivre l’évolution des formes, la permanence et la transformation des décors plus ou moins symboliques ; les tablettes rencontrées sont assez nombreuses pour dater les monuments, vérifier la valeur chronologique des documents céramiques, et surtout nous apportent de précieux détails sur les idées religieuses élamites ;
J’espère, Monsieur le Ministre, que vous voudrez bien répondre à ces découvertes par une légère augmentation du budget de mes fouilles, pour me permettre dès la fin de l’année, de pousser rapidement à fond ce chantier, sans abandonner les travaux de recherche sur les autres points de la Ville Royale.
Je me félicite d’avoir eu pendant cette campagne de surveillance difficile et d’observation délicate la collaboration dévouée de Mr. P. Toscanne et l’ardeur de Mr. René Thomas, le contremaître de la mission qui s’est attaché à nous maintenir des chantiers en activité et en bon ordre, un matériel en bon état.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, mon profond et respectueux dévouement.
Paris, 2 Juin 1914
R. de Mecquenem